L’ennui me gagne, trêve de discours,
mon imper, mon chapeau, je vais faire un tour…
Boulevard Saint-Germain, discrètement je la suis,
nous voici attablés à la Rhumerie…
C’est une splendide bourgeoise, demoiselle
qui me fascine par son style charnel,
tailleur très classe, chaussures à talons hauts,
bas de soie noire sur ses jambes qu’elle croise haut…
Son parfum m’enlace, toile d’araignée
dont je n’arrive pas à me libérer,
son charme brûlant est empoisonné,
je ne suis guère immunisé…
Moi, je suis un détective privé
avec pour mission de démasquer
cette Mata Hari aux yeux tigrés,
cette beauté féline aux griffes manucurées…
Elle essaie de m’écraser d’un regard,
je claque des doigts en direction du bar,
le garçon vient à notre table en hâte
prendre commande d’une paire de punches Pilate…
Tandis que le barman se lave les mains
mes yeux s’égarent dans le satin…
Lentement nous buvons avec délices
un étrange nectar dans un calice
où tourbillonne le fantastique des souvenirs
que nous avons d’une vie précédente:
nous revoyons la couleur du plaisir
sensuelle, anachronique et décadente
dans le salon rouge du boxon
bien rococo, style colonial,
où trônait d’un air impérial
Madame Van Le, de Saïgon.
Sur un simple froncement de sourcils
qu’elle prenait grand soin d’épiler
votre vie ne tenait plus qu’au fil
d’une larme de rasoir, acier froid et bleuté…
Ses pensionnaires étaient prisées
par des notables à grise mine
qui venaient secrètement claquer
le fric de la banque d’Indochine…
C’était comme une croûte de Lautrec
avec en prime l’extrême Orient
qui vous prenait, là, d’un coup sec,
dans la petite pipe en argent…
Nous venions baiser et fumer
le peu qui nous restait à vivre…
L’opium nous donnait de drôles d’idées,
les filles faisaient le reste, pour survivre…
Du piano s’échappait un charleston
perdu dans le décor en toile de fond,
morgane d’une trop belle espionne
j’en oubliais jusqu’à mon nom…
© Thierry Vaganay (SACEM 941.315.00).
Tous droits réservés. Reproduction même partielle interdite sans autorisation de l’auteur.